
Par Robert Grenier, chef de l'archéologie subaquatique, Parcs
Canada
Revue LA PLONGÉE, Volume X, No. 3-4, Mars / Avril 1983
L'archéologie subaquatique ouvre un volet sur notre patrimoine
maritime: le San Juan, 1565, et les chasseurs de baleines basques
du 16è siècle dans l'estuaire du Saint-Laurent.
À l'automne 1565, dans le port de Red Bay, sur la rive nord du détroit de
Belle-IsIe, un Galion basque d'environ 300 tonneaux coula avec sa précieuse
cargaison d'huile de baleine au cours d'une violente tempête.
Le San Juan emporta avec lui dans les eaux glaciales du
détroit non seulement les effets et possessions d'environ 75 hardis baleiniers,
mais une cargaison qui pouvait valoir à elle seule le coût de deux gros
navires citernes d'aujourd'hui.
Une partie de la cargaison de barriques d'huile fut récupérée, mais le
reste allait demeurer scellé sous les sédiments couvrant l'épave qui fut
rapidement détruite par la glace. Les vestiges de cette cargaison allaient
prendre une valeur inestimable au cours des quatre siècles suivants. Ils
devaient se transformer en un document unique pour étudier les techniques des
Basques du 16è siècle de construction navale et de chasse à la baleine.
Car les Basques étaient, au 16è siècle, les maîtres de la chasse à la
baleine et avaient le contrôle du marché européen. L'huile de baleine fut,
pendant des siècles, l'équivalent du pétrole d'aujourd'hui. On lui
connaissait des douzaines d'usages depuis l'éclairage des villes jusqu'à la
fabrication du savon, du brai, de médicaments, etc.
Pourvus d'un pays riche en forêts de chêne et en minéraux, les Basques
étaient les meilleurs et les plus importants constructeurs de navire d'Espagne.
Les capitaux énormes nécessaires à la construction des navires et aux
expéditions dans le détroit de Belle-IsIe étaient fournis en grande partie
par les assureurs et exportateurs de laine de Burgos.
Deux frères harponneurs se plaignant de n'avoir pas reçu leur juste part
d'une partie de la cargaison récupérée sur le San Juan ont fait
une déposition notariale qui devait éventuellement mener à la découverte de
l'épave.
LA REDÉCOUVERTE
Cette piste fut d'abord découverte dans les archives d'Onâte, dans le pays
Basque, par Selma Barkham travaillant pour les archives du Canada. Les
indications guidèrent les archéologues sur le site de Red Bay, où l'épave la
plus ancienne au nord de la Floride fut découverte à l'automne 1978 par une
équipe de Parcs Canada dirigée par l'auteur. Le site fut déclaré d'intérêt
historique nationale et une entente fut signée avec le gouvernement de
Terre-Neuve.
Les
fouilles proprement dites se poursuivent depuis 1979. Chaque saison estivale,
pendant plus de 3 mois, une douzaine de plongeurs-archéologues fouillent
systématiquement le site du San Juan et explorent le port de Red
Bay en quête des vestiges submergés et des ossements de baleines qui
permettront de reconstituer divers aspects de la technologie basque.
Près de 7000 heures de plongée ont été accumulées, à une profondeur
moyenne de 10 mètres, dans une eau qui se maintient près de 0° celsius. Munis
de scaphandres chauffés à l'eau chaude ou de vêtements de plongée étanches,
les archéologues de Parcs Canada et quelques étudiants en archéologie passent
de deux et six heures par jour sous l'eau à dégager les débris et les
sédiments à l'aide de suceuses, à rédiger leurs observations et à lever les
plans des vestiges témoins de l'activité des baleiniers basques.
Un système de grilles métalliques de 2 mètres x 2 mètres couvre le
chantier et sert de référence pour le repérage vertical et horizontal des
données, objets, structures, ossements, etc. Un chaland de 60 pieds constitue
la plate-forme de travail: il est équipé d'une grue hydraulique, d'un groupe
électrogène de 100 KWH, d'un puissant compresseur à basse pression pour les
suceuses, d'une station de pompage automatique pour les bouteilles, d'un
système de vidéo subaquatique et d'une foule d'appareils et instruments
nécessaires sur un tel chantier.
LA PROTECTION AVANT TOUT !
En surface, une équipe de 12 à 15 techniciens et manoeuvres assistent les
plongeurs-archéologues. Les plus importants sont les conservateurs et les
dessinateurs. La conservation des objets récupérés en milieu aquatique est un
des problèmes les plus sérieux et malheureusement un des plus négligés.
Cette protection doit commencer dès que l'objet est mis au jour, sous l'eau, et
doit être assurée au cours de toutes les étapes subséquentes, incluant
l'excavation, la remontée, le catalogage et le transport au laboratoire de
traitement de Red Bay. Celui-ci est un ancien magasin général, bâti sur
pilotis, situé non loin de l'épave. Une équipe de spécialistes y assurent un
service continuel.
Les
dessinateurs ont un rôle fort important et particulier à jouer sur le site de
Red Bay. Ils assurent, sous le contrôle des archéologues, un enregistrement
fort détaillé des centaines de pièces de l'épave qui sont remontées,
dessinées, photographiées et analysées sur toutes leurs faces. Cette
opération est essentielle pour assurer une reconstruction fidèle du navire.
Les fouilles ont permis jusqu'ici de dégager les 2/3 de l'épave en
récupérant des centaines de barriques de chêne contenant des résidus d'huile
de baleine. Parmi les vestiges de cette cargaison, dans la périphérie de
l'épave et en dessous de l'épave, on a pu dégager une multitude de pièces
reliées au gréement du navire, aux activités des tonneliers, des
maîtres-calfat et d'autres hommes de métier à bord. Assiettes de bois,
contenants de terre-cuite ou d'étain, ustensiles de bois, souliers et bottes de
cuir, vestige possible d'une paillasse et une foule d'autres indices permettent
de reconstituer, petit à petit, certains aspects de la vie à bord.
TÉMOIN D'UNE HISTOIRE MARITIME
Le navire demeure l'objet le plus important autant par sa masse que par la
somme inépuisable de renseignements qu'il contient sur la construction des
navires qui ont servi à découvrir et à exploiter les richesses de
l'Amérique. Plusieurs pièces d'équipement ont été récupérées et sont
actuellement à l'étude: un petit canon ou verso, une ancre, un cabestan, une
pompe de cale, le gouvernail, un mât, et les carlingues d'au moins trois mâts.
La poupe a été dégagée aux trois quarts et offre les caractéristiques
des navires de l'époque. La jonction entre étambot et la quille suit une
tradition vieille de plusieurs siècles et qu'on retrouve sur le cog de Bremen
coulé vers 1375.
Parmi les découvertes les plus fascinantes; deux chaloupes, dont une, encore
enfouie, semble offrir toutes les caractéristiques des fameuses baleinières
basques. Il s'agirait du premier document archéologique d'un ancêtre de ces
célèbres et rapides baleinières utilisées par les marines nationales pendant
des siècles.
L'étude des ossements de baleines a permis de résoudre la controverse sur
l'identité de la baleine de la Grande Baie: les Basques chassaient et la
baleine franche noire et la baleine franche du Groenland. Nous avons pu aussi
déterminer plusieurs aspects de la technique de dépeçage et la disposition
des carcasses dans la baie.
PLUS QU'UNE SIMPLE ÉPAVE
Enfin,
une étude minutieuse des couches stratifiées de débris et de sédiments
disposées sur le site a révélé les séquences de développement, de
construction et de destruction de la station baleinière ainsi que sa relation
temporelle avec l'épave du San Juan. L'étude de la stratigraphie
a aussi indiqué une période intensive de pêche à la morue concomitante avec
celle de la chasse à la baleine, ainsi que beaucoup d'indices sur les
activités et les habitudes de vie, de nutrition et de chasse des baleiniers
utilisant des installations riveraines. La qualité de la documentation
stratigraphique sous l'eau est supérieure à celle observée sur terre;
l'archéologie subaquatique devient ainsi une branche essentielle de l'enquête
archéologique entreprise sur le site terrestre de la station baleinière.
Dans quelques années, les fouilles subaquatiques de Red Bay permettront de
reconstituer, avec les fouilles terrestres, les aspects importants de la station
baleinière, les techniques et les habitudes de vie de ses occupants
saisonniers. Elles permettront aussi de retrouver, dans ses menus détails, les
techniques des charpentiers navals au 16è siècle. La reconstruction, sur
papier et en maquette, d'un navire utilisé dès les premiers temps de
l'exploitation du pays, constituera un apport important non seulement pour le
patrimoine maritime canadien, mais aussi pour les patrimoines basque et
européen de l'architecture navale.
UN DÉFI CULTUREL
Les gens de Red Bay, du Labrador et de Terre-Neuve pourront jouir et profiter
indéfiniment de ce patrimoine récupéré, restauré et préservé pour les
générations futures. Il en sera de même pour les gens de la Baie des
Chaleurs, en Gaspésie, où les vestiges du Machault, navire de la
flotte de secours de La Giraudais, coulé en 1760, ont fait l'objet de fouilles,
de recherches et de conservation par les professionnels de Parcs Canada. Le
projet de mise en valeur sera réalisé dans environ un an par la construction
d'un centre d'interprétation, à Ristigouche, sur le site de la bataille
navale. Des parties du Machault seront exposées avec des
artefacts et des pièces d'équipements pour reconstituer les aspects importants
de cet événement, ainsi que la vie à bord et le commerce, aux dernières
heures de la Nouvelle-France. Les gens de Ristigouche et de la Baie des Chaleurs
profiteront, avec le reste du pays, de cet héritage qui est le leur.
La situation est malheureusement fort différente pour une des artères
maritimes les plus riches en histoire au Québec, le Richelieu. Un riche
patrimoine y a été détruit à tout jamais. Même si l'on pouvait récupérer,
conserver, étudier et exposer dans des musées locaux, tous les objets non
décomposés et disséminés dans les collections privées, la majeure partie de
ce patrimoine demeurerait perdue à jamais parce que le contexte archéologique
de ces pièces n'a pas été adéquatement enregistré. Collectivement, nous y
sommes tous perdants.
L'ARCHÉO: Science ou Vedettariat
L'archéologie subaquatique n'est pas différente de l'archéologie sur
terre; c'est la même démarche archéologique qui se fait en milieu différent,
plus hostile, et qui nécessite des équipements et appareils supplémentaires.
On ne peut s'improviser archéologue pas plus sous l'eau que sur terre; une
formation de base est nécessaire et elle n'est pas assurée par quelques cours
du soir. L'acquisition de l'expérience sur le terrain avec les équipes
professionnelles, sur terre ou sous l'eau, est aussi essentielle. L'archéologie
subaquatique ne se limite pas à bien noter l'emplacement des objets, à les
remonter avec soin et à les conserver ou à faire un plan bien dessiné d'une
épave. Certains plans d'épaves du Richelieu paraissent très bien faits mais
demeurent plus ou moins inutiles sur le plan archéologique parce que les
éléments significatifs n'y sont pas, faute de problématique. Trop souvent,
des déclarations fracassantes et une publicité tapageuse ont fait plus de tort
que de bien à l'image de l'archéologie subaquatique et ont abouti à la
destruction des sites par les pilleurs.
Par contre, des troupes de plongeurs avertis, regroupés en sociétés et
encadrés par des archéologues expérimentés peuvent obtenir des résultats
intéressants, développer la conscience populaire surtout celle de la
communauté des plongeurs sportifs. De tels groupes, et des exemples existent à
Terre-Neuve, à Halifax, à Kingston, peuvent non seulement assister les
archéologues, mais jouer un rôle que les professionnels ne pourront jamais
jouer adéquatement dans un pays aussi vaste que le nôtre.
La part des plongeurs dans la préservation et la récupération d'un
patrimoine maritime fort menacé est primordiale; ils peuvent être agents de
destruction ou de conservation. Espérons que les San Juan et les Machault
qui nous restent à découvrir sur le territoire du Québec feront partie de
notre patrimoine à tous et n'iront pas enrichir les collections individuelles.
Les quelques québécois qui se forment présentement en archéologie
subaquatique offrent une lueur d'espoir.
Robert Grenier
Chef de l'Archéologie Subaquatique Parcs-Canada
1600, Liverpool Court
Ottawa, Ontario, Canada
Pour des renseignements additionnels sur ce sujet, voir :
Découverte d'un Galion au
Labrador